
Est-ce l’histoire de leur exil qui conduisent certaines lignées d’artistes à créer, comme les tziganes à danser? Peut-être le prix à payer pour la liberté a été si cher qu’il ne faut plus jamais cesser de l’exprimer en talents, comme l’ont fait entre autres le peintre Chagall et son fils le parolier David Mc Neill ou Charlot, sa fille Géraldine Chaplin et son petit-fils l’acteur circassien James Thiérrée mais aussi le peintre Ricardo Mosner et sa fille acrobate Luna? Est-ce le métissage de toutes leurs cultures qui fait flamboyer leur don et honorer le nom de leur famille, à ceux qui ont quitté leur patrie et se sont immergés dans leurs différents pays d’accueil, tels les écrivains Romain Gary ou Albert Cohen, le cinéaste Abbas Fahdel ou le fondateur de The invisible Dog Lucien Zayan? Peut-on qualifier objectivement d’oeuvre d’art la création de ceux qu’on a vu naître, qui ont tourné dans des lieux qu’on a arpentés, filmé des visages qu’on a longtemps contemplés ou sublimé une beauté du diable qui nous a toujours fasciné?
Voilà toutes les questions que je me pose depuis que j’ai visionné le magnifique court-métrage et récit d’apprentissage le Temps de compter, de Frédéric de Pontcharra. Sa grand-mère Nicole est une poète russe et marocaine à qui l’Histoire du siècle dernier a fait vivre autant de brutalités qu’elle lui a donné l’occasion de trouver par les mots des passerelles de la mort à la vie, comme elle l’a si bien raconté dans L’enfance sirocco. Sa mère Natacha est dramaturge et sa pièce les Ratés montés au Lucernaire n’a pas fini de nous hanter. Son beau-père Lotfi Achour est un réalisateur tunisien dont les courts-métrages ont été plusieurs fois primés comme Le père. Sa soeur Doria Achour après avoir été la merveilleuse fille de Papa was not a rolling stone et réalisé un premier court-métrage prometteur voit son suivant sélectionné à la Mostra de Venise en septembre. Son frère Iksander Achour interprète le héros de ce Temps de compter et sa grâce d’adolescent entre état joyeux et ludique de l’enfant et gravité de l’adulte en devenir est d’une pure beauté.
On est d’abord pris par le texte, puis par les images, enfin tout prend sens et la mémoire revient. Comment l’été, dans la tendresse de l’âge en teen, on peut s’ennuyer et aspirer à autre chose sans savoir quoi, comment cette impatience peut devenir féconde. L’oisiveté rêveuse devient alors fertile grâce à toutes sortes de jeux qui deviennent autant de scènes de théâtre. Pas seulement avec les mots écrits mais aussi avec des bouts de ferraille pour graver des formes sur la pierre, des buts de foot pour se croire un champion, des fêtes foraines où on se prend pour un séducteur. Il s’agit alors mais c’est une aventure, de retenir l’enfance, encore un peu, pas tout de suite devenir, vouloir et ne pas vouloir être une grande personne, parce qu’alors on attendra quoi, après? On se rêvera comment une fois devenu?
L’histoire se déroule à Puygiron, chez les Pontcharra, un lieu même qui est un art en soi, que j’ai beaucoup fréquenté à l’adolescence. Tout y est philosophie, même les facéties des chats et la simplicité du jardin avec la route à traverser pour s’y rendre depuis la maison. Du coup, je ne sais pas comment ça fait, quand on ne connait pas cette famille et ce coin de la Drôme provençale. Mais je suis sûre que le spectateur est extérieur et tout autant à l’intérieur, que sans les connaître, il peut observer, admirer, il frissonner, se rappeler, parce que c’est le propre d’un chef d’oeuvre même de 12 mn, peu importe la durée, de procurer tant d’émotions. Et ça, je le sais: quand le jeune garçon admire son grand-père préparer simplement le feu du repas ou qu’il prend la main de sa grand-mère sur la table, aux moments où le réalisateur s’attarde sur ces gestes à l’origine du monde, où la caméra caresse les marques laissées par le temps sur les visages comme elle sublime la pureté innocente de celui qui les regarde, car le temps ne lui a pas encore été compté, alors les larmes peuvent couler.
Merci cette famille incroyable de nous faire vivre des moments pareils et de nous permettre de les partager.
